Qui sont les pèlerins de Compostelle? Les personnes qui les accueillent dans les étapes de leur chemin savent qu’il n’y a pas un modèle, une définition du pèlerin, mais de multiples visages, des motivations variées… et pourtant un point commun: une quête, qui peut prendre des formes très différentes, et ne dit pas toujours son nom.
L’abbé Sébastien Ihidoy, curé de Navarrenx de 1981 à 2001, est une grande figure du chemin, bien connue des pèlerins qu’il a accueillis avec une hospitalité légendaire dans son presbytère. Dans le bulletin Le Bourdon, périodique de liaison des associations des Amis de Saint-Jacques en Aquitaine, l’abbé Ihidoy a livré une méditation profonde et personnelle sur cette richesse et cette diversité des différents profils de pèlerins. Dans ce texte, il exprime aussi sa conception exigeante et généreuse de l’accueil. Un vrai programme, qui inspire beaucoup d’hospitaliers et de bénévoles se dévouant pour aider et accompagner les pèlerins, ces hommes et ces femmes de passage:En arrivant à Navarrenx en 1981, je ne savais pas que la Providence m’avait placé sur le Chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle. Les pèlerins se sont, d’abord, présentés au compte-gouttes. Je les ai reçus, simplement comme je le fais pour les paroissiens. L’accueil n’est il pas un devoir sacré pour tout un chacun? Et quand on a de la place, comment refuser d’ouvrir la porte à des gens qui ont fait trente kilomètres à pied, sac au dos, par tous les temps?
J’ai perçu d’emblée la richesse qu’ils portaient en eux, la quête humaine, parfois spirituelle, qu’ils exprimaient. Le nombre a augmenté d’année en année pour atteindre les chiffres que l’on sait.
Nous sommes devant un véritable phénomène de société: des hommes, des femmes, des jeunes, des anciens, de tous pays: Hollandais, Suisses, Belges, Allemands, Autrichiens, quelques Américains, des Français bien sûr, faisant route dans la même direction, à l’instar des siècles lointains, en quête d’une Étoile donnant un sens à leur vie.
Il me serait agréable ici de brosser quelques portraits-type de pèlerins. Mais cela m’amènerait trop loin. Je me contente de les mentionner.
Il y a l’ancien qui a accompli tout un parcours familial et professionnel, et qui veut rendre grâce pour tous les bienfaits reçus. Parfois il a une grâce à demander pour un de ses enfants ou petits-enfants.
Il y a le jeune adulte engagé jusqu’au cou dans la vie professionnelle, souvent cadre, débordé de travail et de voyages d’affaires, bousculé dans sa vie familiale, et qui part avec cette question: n’y a t il pas moyen de trouver une vie plus humaine?
Il y a le jeune qui vient d’achever ses études, et qui prend de la distance avant d’aborder la vie active.
Il y a l’artiste, soit de musique, soit de peinture, soit de sculpture, qui va à la recherche de lui-même comme d’une inspiration dans les profondeurs et au-delà de soi.
Il y a le médecin, le pharmacien, le professeur, l’architecte, qui veulent regarder les besoins de l’homme d’aujourd’hui , au-delà de leur pratique quotidienne.
Il en est bien d’autres au milieu, ouvriers, fonctionnaires, qui veulent repenser leur vie.
Il y a enfin le chômeur, et celui qui a du mal à se situer dans la société actuelle, sans compter les jeunes couples qui testent, sur le Chemin, la solidité de leur amour.
Bref, ce sont toutes les facettes de notre société qui se reflètent sur le Chemin comme dans un miroir grossissant.
Alors je vous le demande: comment ne pas accueillir? Comment ne pas être à l’écoute? Comment ne pas partager leurs questions et leur quête? Comment ne pas être leur partenaire et leur complice? Le peu de temps qu’on leur donne est sublime. Derrière chaque visage, il y a quelque chose d’unique à recevoir. Je disais qu’accueillir est un devoir. C’est bien plus, une chance, un privilège.
Ici, je ne vais pas éluder la question: Ne faut-il pas distinguer les vrais pèlerins et les faux pèlerins?
À cette question je réponds d’abord, par une autre: Qui peut juger?
C’est vrai que les motivations des uns et des autres sont extrêmement variées.
On trouve des pèlerins guidés par l’Étoile de la foi et qui vont, comme François d’Assise, chantant le vent, la pluie et le soleil. Ils ont la liberté intérieure. Leur souffle balaye nos pesanteurs.
On trouve, également, de nombreux pèlerins en quête d’une vie plus humaine. C’est peut-être la motivation la plus commune. J’admire l’authenticité de leur recherche. Et dire que Dieu, en Jésus-Christ, a pris le chemin de l’homme pour nous rejoindre!
Il en est d’autres qui sont guidés par des préoccupations culturelles, touristiques, sportives, mais sont très sensibles à la dimension spirituelle de Chemin.
C’est vrai, aussi, que l’on trouve sur le Chemin des gens qui sont plus randonneurs que pèlerins. Et ils le disent. Mais combien après avoir commencé le trajet en marcheurs le terminent en pèlerins! J’en ai de nombreux témoignages. Quoiqu’il en soit, tout le monde a droit au Chemin.
Il en est dont on se demande s’ils sont vagabonds ou pèlerins. Ils sont rares. Mais, même s’ils le sont (vagabonds), pourquoi poser sur eux un regard condamnateur et excluant? Personnellement, je leur fais confiance et je les encourage à faire le Chemin sérieusement avec toutes les exigences qui s’y rattachent. On y rencontre des générosités admirables…
Il y a, enfin, des athées déclarés. Vous allez me dire: que font-ils sur le Chemin de St Jacques? Je crois pouvoir répondre en résumé: ils cherchent une vie plus authentique. Je sais que « Dieu est à l’horizon des recherches de vie authentique ». Je les accueille avec infiniment de respect et d’amitié.
À l’appui de tout ce que je viens de dire quant au jugement sur les vrais ou les faux pèlerins, je veux apporter cet exemple vécu. Un soir, un jeune couple belge, avec un chien noir, fait halte chez moi. Tous les deux sont chômeurs. Après avoir sympathisé avec eux, et avant d’écrire un petit mot sur leur « Credential » et de le tamponner, je leur demande: qu’est-ce que vous cherchez sur le Chemin? C’est elle qui me répondit, et je n’oublierai jamais l’expression de son visage en prononçant textuellement ces mots:
« Nous cherchons:
- un peu de force, nous sommes fragiles…
- un peu de stabilité, nous n’avons pas de travail…
- un peu d’équilibre, nous avons du mal à gérer notre vie… »
Il y avait là un autre couple plus ancien, un pasteur protestant et sa femme, médecin. Nos regards se sont croisés, non sans émotion, et celui du pasteur me disait: « Voilà les vrais pèlerins ».
Je voudrais tellement qu’on cesse de juger les bons et les mauvais pèlerins. Ce n’est pas de la naïveté! C’est du réalisme. Permettons à chacun, en faisant le Chemin, de faire son chemin.
Les associations qui parrainent ont un grand rôle à jouer pour informer et situer chacun dans sa démarche, ainsi que pour canaliser le mouvement. Leur action, à mon sens , doit se porter sur une responsabilisation des futurs pèlerins, les aider à s’accomplir dans la démarche qu’ils entreprennent, et leur expliquer que si le Chemin va beaucoup leur donner, eux aussi, sur ce Chemin, ont des devoirs. Mais nous sommes dans une société éclatée. Il faudra, par les temps qui courent, accueillir largement ceux qui échappent à nos structures habituelles et à nos schémas de pensée.
J’émets un dernier souhait. Le passage des pèlerins est une richesse, sur le plan humain, culturel et spirituel. Tout le monde devrait en profiter. Je souhaite qu’au-delà de ceux qui sont préposés à l’accueil, il y ait un échange entre la population locale et ceux qui passent. Je vois l’ébauche d’une société plus humaine et plus fraternelle à l’aube du troisième millénaire.
Permettez que je termine par une évocation biblique. Abraham est assis à l’entrée de sa tente, sous le chêne de Mambré, au plus chaud du jour. Trois visiteurs s’approchent. Abraham les accueille à la mode orientale, c’est à dire royalement. À travers ces étrangers, il a l’intuition d’accueillir Dieu. Il ne se trompe pas. La fécondité lui est promise et donnée, celle d’un « peuple aussi nombreux que les étoiles du ciel ». Aujourd’hui, des pèlerins, sur le Chemin de Saint-Jacques, passent parmi nous. Ne manquons pas le rendez vous. Leur rencontre est source de fécondité pour tous.
Contrairement à ce que pourrait laisser entendre le titre de ce billet, il sera bien question ici de chaussures, et uniquement de chaussures… Parce que sur le chemin, c’est vos godasses qui seront votre moitié, votre meilleure compagnie, presque un autre vous-même.
« Voilà l’homme tout entier, s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable. » Samuel Beckett, En attendant Godot.
Et avant de partir, on a intérêt à bien les choisir, ses chaussures. Le randonneur qui sur la route souffre d’être mal chaussé ne doit pas s’en prendre à ses pompes, ni même à ses pieds… c’est lui le seul coupable, au moins de négligence! Ça pourrait paraître une évidence, mais ça va mieux en le disant: ses tongs, ses crocs, ses ballerines, ses espadrilles, ses sandalettes, ses tennis ou ses tatanes en tous genres, on se les garde dans le sac à dos, et on les chaussera une fois arrivé au gîte pour se relaxer.
Mais sur les chemins, tous les marcheurs le diront, il est absolument nécessaire d’être chaussé convenablement, et sérieusement si l’on peut dire. Le confort des pieds est le nerf de la guerre: le mal au pied entraîne les ampoules et transforme une randonnée en cauchemar, c’est même l’une des principales causes d’abandon.
Outre le fait que les baskets ne sont pas adaptées pour la marche au long cours, il faut rappeler qu’elles prennent l’eau en cas de pluie. On choisira donc de vraies chaussures de randonnée. Beaucoup préfèrent les chaussures montantes, pour mieux protéger le pied et la cheville, mais c’est à chacun de voir ce qui convient le mieux à sa morphologie et à son idée du confort… Cela dit, point besoin de chaussures hi-tech achetées à prix d’or, les magasins de sport proposent des chaussures de marche tout à fait adaptées pour Saint-Jacques à des prix très raisonnables. Petit investissement qui vous permettra de ne pas garder de mauvais souvenirs de votre pèlerinage.Au XIIe siècle, Saint-Gilles-du-Gard était l’un des sanctuaires européens vers lequel affluaient le plus de pèlerins. Ceux-ci venaient se recueillir sur le tombeau de saint Gilles, un Athénien du VIIe siècle qui s’était retiré comme ermite dans une forêt au sud de Nîmes.
La réputation du saint se propage dans l’Europe entière grâce à sa légende et à ses miracles, faisant de Saint-Gilles une des cités les plus prospères du Midi. L’abbaye bénédictine de Saint-Pierre et Saint-Paul, fondée par saint Gilles, abrite son tombeau et représentait au début du premier millénaire, en terme d’affluence, le quatrième lieu de pèlerinage de la chrétienté après Rome, Jérusalem et Saint-Jacques-de-Compostelle. Ce qui reste aujourd’hui de cette abbaye apparaît comme un pur joyau de l’art roman provençal :
La crypte, véritable église souterraine avec ses trois nefs, renferme la tombe du saint qui ne fut redécouverte qu’en 1865, après les ravages des guerres de religion et de la révolution.
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Au début du XXe siècle, le chemin de fer sillonne l’Europe et le progrès technique triomphe: les longs pèlerinages à pied sont tombés dans l’oubli depuis bien longtemps. Pourtant, à l’aube de la première guerre mondiale, un précurseur du renouveau des chemins, l’écrivain Charles Péguy, invite les étudiants de Paris à le suivre dans un pèlerinage à pied vers la cathédrale de Chartres.« Vous nous voyez marcher sur cette route droite,
Tout poudreux, tout crottés, la pluie entre les dents
Sur ce large éventail ouvert à tous les vents
La route nationale est notre porte étroite. »
Cette marche lui a inspiré un long poème, dont on ne cite souvent que des extraits. Pour donner accès à la version originale, plus difficile à dénicher, nous présentons à la fin de ce billet le texte dans son intégralité.
Mais tout d’abord, une vidéo: sous le titre « Quand nous aurons joué nos derniers personnages », le chanteur belge Julos Beaucarne a mis en musique la fin du poème, associée à quelques autres extraits du recueil La tapisserie de Notre-Dame de Charles Péguy:
Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres
Étoile de la mer voici la lourde nappe
Et la profonde houle et l’océan des blés
Et la mouvante écume et nos greniers comblés,
Voici votre regard sur cette immense chape
Et voici votre voix sur cette lourde plaine
Et nos amis absents et nos cœurs dépeuplés,
Voici le long de nous nos poings désassemblés
Et notre lassitude et notre force pleine.
Étoile du matin, inaccessible reine,
Voici que nous marchons vers votre illustre cour,
Et voici le plateau de notre pauvre amour,
Et voici l’océan de notre immense peine.
Un sanglot rôde et court par-delà l’horizon.
À peine quelques toits font comme un archipel.
Du vieux clocher retombe une sorte d’appel.
L’épaisse église semble une basse maison.
Ainsi nous naviguons vers votre cathédrale.
De loin en loin surnage un chapelet de meules,
Rondes comme des tours, opulentes et seules
Comme un rang de châteaux sur la barque amirale.
Deux mille ans de labeur ont fait de cette terre
Un réservoir sans fin pour les âges nouveaux.
Mille ans de votre grâce on fait de ces travaux
Un reposoir sans fin pour l’âme solitaire.
Vous nous voyez marcher sur cette route droite,
Tout poudreux, tout crottés, la pluie entre les dents.
Sur ce large éventail ouvert à tous les vents
La route nationale est notre porte étroite.
Nous allons devant nous, les mains le long des poches,
Sans aucun appareil, sans fatras, sans discours,
D’un pas toujours égal, sans hâte ni recours,
Des champs les plus présents vers les champs les plus proches.
Vous nous voyez marcher, nous sommes la piétaille.
Nous n’avançons jamais que d’un pas à la fois.
Mais vingt siècles de peuple et vingt siècles de rois,
Et toute leur séquelle et toute leur volaille
Et leurs chapeaux à plume avec leur valetaille
Ont appris ce que c’est que d’être familiers,
Et comme on peut marcher, les pieds dans ses souliers,
Vers un dernier carré le soir d’une bataille.
Nous sommes nés pour vous au bord de ce plateau,
Dans le recourbement de notre blonde Loire,
Et ce fleuve de sable et ce fleuve de gloire
N’est là que pour baiser votre auguste manteau.
Nous sommes nés au bord de ce vaste plateau,
Dans l’antique Orléans sévère et sérieuse,
Et la Loire coulante et souvent limoneuse
N’est là que pour laver les pieds de ce coteau.
Nous sommes nés au bord de votre plate Beauce
Et nous avons connu dès nos plus jeunes ans
Le portail de la ferme et les durs paysans
Et l’enclos dans le bourg et la bêche et la fosse.
Nous sommes nés au bord de votre Beauce plate
Et nous avons connu dès nos premiers regrets
Ce que peut receler de désespoirs secrets
Un soleil qui descend dans un ciel écarlate
Et qui se couche au ras d’un sol inévitable
Dur comme une justice, égal comme une barre,
Juste comme une loi, fermé comme une mare,
Ouvert comme un beau socle et plan comme une table.
Un homme de chez nous, de la glèbe féconde
A fait jaillir ici d’un seul enlèvement,
Et d’une seule source et d’un seul portement,
Vers votre assomption la flèche unique au monde.
Tour de David voici votre tour beauceronne.
C’est l’épi le plus dur qui soit jamais monté
Vers un ciel de clémence et de sérénité,
Et le plus beau fleuron dedans votre couronne.
Un homme de chez nous a fait ici jaillir,
Depuis le ras du sol jusqu’au pied de la croix,
Plus haut que tous les saints, plus haut que tous les rois,
La flèche irréprochable et qui ne peut faillir.
C’est la gerbe et le blé qui ne périra point,
Qui ne fanera point au soleil de septembre,
Qui ne gèlera point aux rigueurs de décembre,
C’est votre serviteur et c’est votre témoin.
C’est la tige et le blé qui ne pourrira pas,
Qui ne flétrira point aux ardeurs de l’été,
Qui ne moisira point dans un hiver gâté,
Qui ne transira point dans le commun trépas.
C’est la pierre sans tache et la pierre sans faute,
La plus haute oraison qu’on ait jamais portée,
La plus droite raison qu’on ait jamais jetée,
Et vers un ciel sans bord la ligne la plus haute.
Celle qui ne mourra le jour d’aucunes morts,
Le gage et le portrait de nos arrachements,
L’image et le tracé de nos redressements,
La laine et le fuseau des plus modestes sorts.
Nous arrivons vers vous du lointain Parisis.
Nous avons pour trois jours quitté notre boutique,
Et l’archéologie avec la sémantique,
Et la maigre Sorbonne et ses pauvres petits.
D’autres viendront vers vous du lointain Beauvaisis.
Nous avons pour trois jours laissé notre négoce,
Et la rumeur géante et la ville colosse,
D’autres viendront vers vous du lointain Cambrésis.
Nous arrivons vers vous de Paris capitale.
C’est là que nous avons notre gouvernement,
Et notre temps perdu dans le lanternement,
Et notre liberté décevante et totale.
Nous arrivons vers vous de l’autre Notre-Dame,
De celle qui s’élève au cœur de la cité,
Dans sa royale robe et dans sa majesté,
Dans sa magnificence et sa justesse d’âme.
Comme vous commandez un océan d’épis,
Là-bas vous commandez un océan de têtes,
Et la moisson des deuils et la moisson des fêtes
Se couche chaque soir devant votre parvis.
Nous arrivons vers vous du noble Hurepoix.
C’est un commencement de Beauce à notre usage,
Des fermes et des champs taillés à votre image,
Mais coupés plus souvent par des rideaux de bois,
Et coupés plus souvent par de creuses vallées
Pour l’Yvette et la Bièvre et leurs accroissements,
Et leurs savants détours et leurs dégagements,
Et par les beaux châteaux et les longues allées.
D’autres viendront vers vous du noble Vermandois,
Et des vallonnements de bouleaux et de saules.
D’autres viendront vers vous des palais et des geôles.
Et du pays picard et du vert Vendômois.
Mais c’est toujours la France, ou petite ou plus grande,
Le pays des beaux blés et des encadrements,
Le pays de la grappe et des ruissellements,
Le pays de genêts, de bruyère, de lande.
Nous arrivons vers vous du lointain Palaiseau
Et des faubourgs d’Orsay par Gometz-le-Châtel,
Autrement dit Saint-Clair ; ce n’est pas un castel ;
C’est un village au bord d’une route en biseau.
Nous avons débouché, montant de ce coteau,
Sur le ras de la plaine et sur Gometz-la-Ville
Au-dessus de Saint-Clair ; ce n’est pas une ville ;
C’est un village au bord d’une route en plateau.
Nous avons descendu la côte de Limours.
Nous avons rencontré trois ou quatre gendarmes.
Ils nous ont regardé, non sans quelques alarmes,
Consulter les poteaux aux coins des carrefours.
Nous avons pu coucher dans le calme Dourdan.
C’est un gros bourg très riche et qui sent sa province.
Fiers nous avons longé, regardés comme un prince,
Les fossés du château coupés comme un redan.
Dans la maison amie, hôtesse et fraternelle
On nous a fait coucher dans le lit du garçon.
Vingt ans de souvenirs étaient notre échanson.
Le pain nous fut coupé d’une main maternelle.
Toute notre jeunesse était là solennelle.
On prononça pour nous le Bénédicité.
Quatre siècles d’honneur et de fidélité
Faisaient des draps du lit une couche éternelle.
Nous avons fait semblant d’être un gai pèlerin
Et même un bon vivant et d’aimer les voyages,
Et d’avoir parcouru cent trente-et-un bailliages,
Et d’être accoutumés d’être sur le chemin.
La clarté de la lampe éblouissait la nappe.
On nous fit visiter le jardin potager.
Il donnait sur la treille et sur un beau verger.
Tel fut le premier gîte et la tête d’étape.
Le jardin était clos dans un coude de l’Orge.
Vers la droite il donnait sur un mur bocager
Surmonté de rameaux et d’un arceau léger.
En face un maréchal, et l’enclume, et la forge.
Nous nous sommes levés ce matin devant l’aube.
Nous nous sommes quittés après les beaux adieux.
Le temps s’annonçait bien. On nous a dit tant mieux.
On nous a fait goûter de quelque bœuf en daube,
Puisqu’il est entendu que le bon pèlerin
Est celui qui boit ferme et tient sa place à table,
Et qu’il n’a pas besoin de faire le comptable,
Et que c’est bien assez de se lever matin.
Le jour était en route et le soleil montait
Quand nous avons passé Sainte-Mesme et les autres.
Nous avancions déjà comme deux bons apôtres.
Et la gauche et la droite était ce qui comptait.
Nous sommes remontés par le Gué de Longroy.
C’en est fait désormais de nos atermoiements,
Et de l’iniquité des dénivellements :
Voici la juste plaine et le secret effroi
De nous trouver tout seuls et voici le charroi
Et la roue et les bœufs et le joug et la grange,
Et la poussière égale et l’équitable fange
Et la détresse égale et l’égal désarroi.
Nous voici parvenus sur la haute terrasse
Où rien ne cache plus l’homme de devant Dieu,
Où nul déguisement ni du temps ni du lieu
Ne pourra nous sauver, Seigneur, de votre chasse.
Voici la gerbe immense et l’immense liasse,
Et le grain sous la meule et nos écrasements,
Et la grêle javelle et nos renoncements,
Et l’immense horizon que le regard embrasse.
Et notre indignité cette immuable masse,
Et notre basse peur en un pareil moment,
Et la juste terreur et le secret tourment
De nous trouver tout seuls par devant votre face.
Mais voici que c’est vous, reine de majesté,
Comment avons-nous pu nous laisser décevoir,
Et marcher devant vous sans vous apercevoir.
Nous serons donc toujours ce peuple inconcerté.
Ce pays est plus ras que la plus rase table.
À peine un creux du sol, à peine un léger pli.
C’est la table du juge et le fait accompli,
Et l’arrêt sans appel et l’ordre inéluctable.
Et c’est le prononcé du texte insurmontable,
Et la mesure comble et c’est le sort empli,
Et c’est la vie étale et l’homme enseveli,
Et c’est le héraut d’arme et le sceau redoutable.
Mais vous apparaissez, reine mystérieuse.
Cette pointe là-bas dans le moutonnement
Des moissons et des bois et dans le flottement
De l’extrême horizon ce n’est point une yeuse,
Ni le profil connu d’un arbre interchangeable.
C’est déjà plus distante, et plus basse, et plus haute,
Ferme comme un espoir sur la dernière côte,
Sur le dernier coteau la flèche inimitable.
D’ici vers vous, ô reine, il n’est plus que la route.
Celle-ci nous regarde, on en a bien fait d’autres.
Vous avez votre gloire et nous avons les nôtres.
Nous l’avons entamée, on la mangera toute.
Nous savons ce que c’est qu’un tronçon qui s’ajoute
Au tronçon déjà fait et ce qu’un kilomètre
Demande de jarret et ce qu’il faut en mettre :
Nous passerons ce soir par le pont et la voûte
Et ce fossé profond qui cerne le rempart.
Nous marchons dans le vent coupés par les autos.
C’est ici la contrée imprenable en photos,
La route nue et grave allant de part en part.
Nous avons eu bon vent de partir dès le jour.
Nous coucherons ce soir à deux pas de chez vous,
Dans cette vieille auberge où pour quarante sous
Nous dormirons tout près de votre illustre tour.
Nous serons si fourbus que nous regarderons,
Assis sur une chaise auprès de la fenêtre,
Dans un écrasement du corps et de tout l’être,
Avec des yeux battus, presque avec des yeux ronds,
Et les sourcils haussés jusque dedans nos fronts,
L’angle une fois trouvé par un seul homme au monde,
Et l’unique montée ascendante et profonde,
Et nous serons recrus et nous contemplerons.
Voici l’axe et la ligne et la géante fleur.
Voici la dure pente et le contentement.
Voici l’exactitude et le consentement.
Et la sévère larme, ô reine de douleur.
Voici la nudité, le reste est vêtement.
Voici le vêtement, tout le reste est parure.
Voici la pureté, tout le reste est souillure.
Voici la pauvreté, le reste est ornement.
Voici la seule force et le reste est faiblesse.
Voici l’arête unique et le reste est bavure.
Et la seule noblesse et le reste est ordure.
Et la seule grandeur et le reste est bassesse.
Voici la seule foi qui ne soit point parjure.
Voici le seul élan qui sache un peu monter.
Voici le seul instant qui vaille de compter.
Voici le seul propos qui s’achève et qui dure.
Voici le monument, tout le reste est doublure.
Et voici notre amour et notre entendement.
Et notre port de tête et notre apaisement.
Et le rien de dentelle et l’exacte moulure.
Voici le beau serment, le reste est forfaiture.
Voici l’unique prix de nos arrachements,
Le salaire payé de nos retranchements.
Voici la vérité, le reste est imposture.
Voici le firmament, le reste est procédure.
Et vers le tribunal voici l’ajustement.
Et vers le paradis voici l’achèvement.
Et la feuille de pierre et l’exacte nervure.
Nous resterons cloués sur la chaise de paille.
Et nous n’entendrons pas et nous ne verrons pas
Le tumulte des voix, le tumulte des pas,
Et dans la salle en bas l’innocente ripaille.
Ni les rouliers venus pour le jour du marché.
Ni la feinte colère et l’éclat des jurons :
Car nous contemplerons et nous méditerons
D’un seul embrassement la flèche sans péché.
Nous ne sentirons pas ni nos faces raidies,
Ni la faim ni la soif ni nos renoncements,
Ni nos raides genoux ni nos raisonnements,
Ni dans nos pantalons nos jambes engourdies.
Perdus dans cette chambre et parmi tant d’hôtels,
Nous ne descendrons pas à l’heure du repas,
Et nous n’entendrons pas et nous ne verrons pas
La ville prosternée au pied de vos autels.
Et quand se lèvera le soleil de demain,
Nous nous réveillerons dans une aube lustrale,
À l’ombre des deux bras de votre cathédrale,
Heureux et malheureux et perclus du chemin.
Nous venons vous prier pour ce pauvre garçon
Qui mourut comme un sot au cours de cette année,
Presque dans la semaine et devers la journée
Où votre fils naquit dans la paille et le son.
Ô Vierge, il n’était pas le pire du troupeau.
Il n’avait qu’un défaut dans sa jeune cuirasse.
Mais la mort qui nous piste et nous suit à la trace
A passé par ce trou qu’il s’est fait dans la peau.
Il était né vers nous dans notre Gâtinais.
Il commençait la route où nous redescendons.
Il gagnait tous les jours tout ce que nous perdons.
Et pourtant c’était lui que tu te destinais,
Ô mort qui fus vaincue en un premier caveau.
Il avait mis ses pas dans nos mêmes empreintes.
Mais le seul manquement d’une seule des craintes
Laissa passer la mort par un chemin nouveau.
Le voici maintenant dedans votre régence.
Vous êtes reine et mère et saurez le montrer.
C’était un être pur. Vous le ferez rentrer
Dans votre patronage et dans votre indulgence.
Ô reine qui lisez dans le secret du cœur,
Vous savez ce que c’est que la vie ou la mort,
Et vous savez ainsi dans quel secret du sort
Se coud et se découd la ruse du traqueur.
Et vous savez ainsi sur quel accent du chœur
Se noue et se dénoue un accompagnement,
Et ce qu’il faut d’espace et de déboisement
Pour laisser débouler la meute du piqueur.
Et vous savez ainsi dans quel recreux du port
Se prépare et s’achève un noble enlèvement,
Et par quel jeu d’adresse et de gouvernement
Se dérobe ou se fixe un illustre support.
Et vous savez ainsi sur quel tranchant du glaive
Se joue et se déjoue un épouvantement,
Et par quel coup de pouce et quel balancement
L’un des plateaux descend pour que l’autre s’élève.
Et ce que peut coûter la lèvre du moqueur,
Et ce qu’il faut de force et de recroisement
Pour faire par le coup d’un seul retournement
D’un vaincu malheureux un malheureux vainqueur.
Mère le voici donc, il était notre race,
Et vingt ans après nous notre redoublement.
Reine recevez-le dans votre amendement.
Où la mort a passé, passera bien la grâce.
Nous, nous retournerons par ce même chemin.
Ce sera de nouveau la terre sans cachette,
Le château sans un coin et sans une oubliette,
Et ce sol mieux gravé qu’un parfait parchemin.
Et nunc et in hora, nous vous prions pour nous
Qui sommes plus grands sots que ce pauvre gamin,
Et sans doute moins purs et moins dans votre main,
Et moins acheminés vers vos sacrés genoux.
Quand nous aurons joué nos derniers personnages,
Quand nous aurons posé la cape et le manteau,
Quand nous aurons jeté le masque et le couteau,
Veuillez vous rappeler nos longs pèlerinages.
Quand nous retournerons en cette froide terre,
Ainsi qu’il fut prescrit pour le premier Adam,
Reine de Saint-Chéron, Saint-Arnould et Dourdan,
Veuillez vous rappeler ce chemin solitaire.
Quand on nous aura mis dans une étroite fosse,
Quand on aura sur nous dit l’absoute et la messe,
Veuillez vous rappeler, reine de la promesse,
Le long cheminement que nous faisons en Beauce.
Quand nous aurons quitté ce sac et cette corde,
Quand nous aurons tremblé nos derniers tremblements,
Quand nous aurons raclé nos derniers raclements,
Veuillez vous rappelez votre miséricorde.
Nous ne demandons rien, refuge du pécheur,
Que la dernière place en votre Purgatoire,
Pour pleurer longuement notre tragique histoire,
Et contempler de loin votre jeune splendeur.
(Charles Péguy, 1913)