« … Alors, devant mes yeux dessillés, les Asturies déployèrent tous leurs charmes. Ce fut, pendant ces jours merveilleux, une pavane interminable de vallées sauvages et de crêtes somptueuses, de villages inviolés et de chemins tracés commes des caresses divines au flanc des montagnes.
Ce furent des heures vertes comme les pâturages d’altitude et des nuits bleues comme le ciel d’acier qui recouvrait ces paysages. La pureté des sources qui désaltèrent au moment où l’on a soif, le moelleux blond des pains de village, la douceur troublante du vent qui glisse ses doigts dans la chevelure raidie de poussière du marcheur, tout est entré en moi avec force, sans la médiation d’une pensée, sans l’ombre d’un sentiment, d’une impatience ou d’un regret.
J’ai traversé des forêts et franchi des cols, enjambé les eaux noires d’un barrage et rencontré des horreos énormes, dressés sur des collines comme de fabuleux quadrupèdes ; j’ai cheminé à l’ombre grinçante de gigantesques éoliennes et dormi au sommet de promontoires rocheux que bordaient d’immenses précipices plantés de résineux et de chênes verts.
Et là, dans ces splendeurs, le Chemin m’a confié son secret. Il m’a glissé sa vérité qui est tout aussitôt devenue la mienne. Compostelle n’est pas un pèlerinage chrétien mais bien plus, ou bien moins selon la manière dont on accueille cette révélation. Il n’appartient en propre à aucun culte et, à vrai dire, on peut y mettre tout ce que l’on souhaite. S’il devait être proche d’une religion, ce serait à la moins religieuse d’entre elles, celle qui ne dit rien de Dieu mais permet à l’être humain d’en approcher l’existence : Compostelle est un pèlerinage bouddhiste. Il délivre des tourments de la pensée et du désir, il ôte toute vanité de l’esprit et toute souffrance du corps, il efface la rigide enveloppe qui entoure les choses et les sépare de notre conscience; il met le moi en résonance avec la nature. Comme toute initiation, elle pénètre dans l’esprit par le corps et il est difficile de la faire partager à ceux qui n’ont pas fait cette expérience. Certains, revenant du même voyage, n’en auront pas rapporté la même conclusion. Mon propos n’a pas pour but de convaincre mais seulement de décrire ce que fut pour moi ce voyage. Pour le dire d’une formule qui n’est plaisante qu’en apparence : en partant pour Saint-Jacques, je ne cherchais rien et je l’ai trouvé… »
Jean-Christophe Rufin – Immortelle randonnée, Compostelle malgré moi (Éditions Guérin)
(Extrait du chapitre « Sur les traces d’Alphonse II et de Bouddha » – Pages 167 à 169)
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